3
Le lendemain soir, j’ai reçu un coup de fil Chez Merlotte. Sauf cas d’urgence, Sam n’aime pas qu’on se fasse appeler au bar. Il a raison, évidemment. Ça ne se fait pas, pas au boulot. Mais, étant donné que, de toutes les serveuses, je suis celle qui reçoit le moins d’appels (je pourrais les compter sur les doigts d’une seule main), j’ai essayé de ne pas trop culpabiliser en faisant signe à mon patron que j’allais prendre l’appel dans son bureau.
— Allô ?
— Sookie, m’a répondu une voix familière.
— Oh ! Pam ! Salut !
Pam était le bras droit d’Éric. Elle était également sa « filleule », dans le sens où c’était lui qui l’avait vampirisée.
— Le boss veut te voir, m’a-t-elle annoncé. Je t’appelle de son bureau.
Situé à l’arrière du Croquemitaine – son club –, le bureau d’Éric était parfaitement insonorisé. J’entendais à peine DCD, la station de radio des vampires qui passait After Midnight, dans la version de Clapton.
— Voyez-vous ça ! Monsieur est trop accaparé par ses éminentes fonctions pour passer ses coups de fil lui-même, peut-être ?
— Oui.
Sacrée Pam ! Tout au pied de la lettre et toujours au premier degré.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ?
— Je ne fais que suivre ses instructions. Il me dit d’appeler la télépathe, je t’appelle. Tu es convoquée.
— Pam, j’ai besoin d’un peu plus de détails. Je n’ai pas nécessairement envie de voir Éric, figure-toi.
— Tu te montres récalcitrante ?
Oh oh ! Je n’avais pas encore eu ce « mot du jour » dans mon calendrier.
— Je ne suis pas sûre de bien comprendre.
Il vaut toujours mieux avouer son ignorance plutôt que d’essayer de finasser et de prendre le risque de se tromper.
Pam a soupiré – un gros soupir sonore et douloureux.
— Tu veux jouer les fortes têtes, on dirait, a-t-elle commenté avec un accent anglais soudain très prononcé. On se demande bien pourquoi. Éric se comporte très correctement avec toi.
Elle semblait avoir du mal à le croire.
— Je n’ai pas l’intention de sacrifier mon travail, ni mon temps libre pour me taper la route jusqu’à Shreveport parce que Éric entend que je lui obéisse au doigt et à l’œil, ai-je protesté. Il n’a qu’à ramener sa fraise ici, s’il a quelque chose à me dire. Son Altesse peut aussi tendre la main pour décrocher son téléphone.
Non mais !
— Si Éric avait voulu décrocher son téléphone, il l’aurait fait. Sois ici vendredi avant 20 heures. Voilà ce que je dois te dire.
— Désolée, mais ce sera sans moi.
Silence pesant.
— Tu ne viendras pas ?
— Je ne peux pas, j’ai un rendez-vous, ai-je rétorqué – avec une certaine jubilation, je l’avoue.
Il y a eu un autre silence, puis Pam s’est mise à glousser.
— Ah ! Celle-là, c’est la meilleure ! s’est-elle exclamée, oubliant son snobisme britannique pour revenir à une décontraction tout américaine. Oh ! Je crois que je vais adorer lui répéter ça.
J’ai commencé à me sentir moins à l’aise, tout à coup.
— Euh... Pam... ai-je bredouillé, me demandant si je ne devais pas faire machine arrière. Écoute, je...
— Oh ! Non, non ! a-t-elle immédiatement coupé.
Elle était quasiment pliée de rire, ce qui ne lui ressemblait absolument pas.
— Dis-lui que je le remercie pour le calendrier.
Ne reculant devant aucun moyen pour gagner de l’argent, Éric avait eu l’idée de faire fabriquer un calendrier cent pour cent vampiresque qu’il comptait mettre en vente à la boutique cadeaux du Croquemitaine. Il avait lui-même posé pour Monsieur Janvier. Il se tenait devant un lit, avec une longue robe d’intérieur en fourrure blanche, sur un fond gris clair pailleté de gros cristaux de glace étincelants. Mais il ne portait pas la robe d’intérieur. Oh, non ! Il ne portait même rien du tout. Un genou sur le bord du lit défait, il regardait fixement l’objectif, avec un air qui était une véritable incitation à la débauche (Claude aurait pu en prendre de la graine). Sa longue crinière blonde se déployait sur ses épaules et, de la main droite, il empoignait la robe jetée sur le lit, de telle sorte que la fourrure blanche vienne juste cacher son... hum ! service trois pièces. Il s’était mis légèrement de profil, afin qu’on puisse admirer la courbe parfaite de son fessier, et une délicate ligne de duvet sombre partait de son nombril, pointant vers le bas.
Bizarrement, je n’étais jamais allée au-delà du mois de janvier...
— Oh ! Il en sera informé, m’a-t-elle assuré. D’après lui, ça n’aurait pas plu, si j’avais posé dans le calendrier pour femmes... Par conséquent, je suis dans celui pour hommes. Veux-tu que je t’envoie un tirage aussi ?
— Alors ça, ça m’épate ! Que tu aies accepté de poser, je veux dire.
J’avais du mal à imaginer Pam participant à un projet expressément conçu pour répondre aux attentes des humains. Pam, se soumettre aux goûts de la «vermine » ? Impensable !
— Éric me demande de poser, je pose, a-t-elle répliqué, comme si ça allait de soi.
Quoique, étant son «parrain », Éric ait une formidable emprise sur elle, je dois bien reconnaître que je ne l’avais jamais entendu demander à Pam de faire quoi que ce soit contre son gré. Soit il la connaissait bien (et pour cause), soit Pam était prête à faire pratiquement n’importe quoi.
— Je tiens un fouet sur la photo, a-t-elle précisé. Le photographe a dit que ça se vendrait comme des petits pains.
Pam avait l’esprit large en matière de sexe.
J’ai eu le temps de me faire une idée assez précise de ce que devait donner le cliché avant de répondre :
— Je n’en doute pas, Pam, mais je préfère faire l’impasse.
— Nous toucherons tous un pourcentage, tous ceux qui ont accepté de poser.
— Mais le pourcentage d’Éric sera plus gros que celui des autres...
— Forcément, c’est lui le shérif.
Évidemment.
— Je vois. Bon, au revoir, Pam.
Je m’apprêtais déjà à raccrocher.
— Attends. Qu’est-ce que je dis à Éric, alors ?
— La vérité.
— Tu sais qu’il sera furieux.
Ça n’avait pas du tout l’air de l’effrayer. À vrai dire, à en juger par sa voix, elle semblait plutôt jubiler.
— Eh bien, c’est son problème, ai-je rétorqué, avant de raccrocher pour de bon.
Un peu puéril, peut-être. En outre, un Éric furieux serait très probablement mon problème à très brève échéance.
J’avais la désagréable impression que je venais de me mettre Éric à dos. J’avais été amenée à rencontrer le shérif de la cinquième zone, pour la première fois, quand je sortais avec Bill. Éric voulait que j’utilise mes pouvoirs de télépathe pour lui. Il n’avait eu qu’à me menacer de faire souffrir Bill pour que je m’exécute. Quand Bill et moi avions rompu, Éric s’était retrouvé sans moyen de pression... jusqu’à ce que je sois obligée de lui demander un service. Je lui avais alors fourni la plus puissante arme contre moi dont il puisse rêver : le secret de la mort de Debbie Pelt. Il savait que je l’avais tuée. Peu importait qu’il ait, lui, caché le corps et la bagnole de cette garce (d’autant qu’il ne se souvenait plus où), une telle accusation aurait largement suffi à flanquer ma vie en l’air, même si on ne trouvait jamais aucune preuve contre moi. Même si j’avais le cran de tout nier en bloc.
Tout en m’acquittant de la tâche pour laquelle j’étais payée – avec la conscience professionnelle qui me caractérise –, je me suis plus d’une fois demandé si Éric irait vraiment jusque-là. Ça me travaillait. Mais s’il me dénonçait à la police, il serait bien forcé d’admettre qu’il avait lui-même joué un rôle dans l’affaire, non ?
Je me dirigeais vers le comptoir quand l’inspecteur Andy Bellefleur m’a arrêtée au passage. Je connais Andy et sa sœur Portia depuis toujours. Bien qu’ils aient quelques années de plus que moi, on a fréquenté les mêmes écoles, grandi dans le même patelin et, tout comme moi, ils ont été élevés par leur grand-mère. Entre l’inspecteur et moi, ça n’a pas toujours été le grand amour : on a eu des hauts et des bas, disons.
Depuis quelques mois, Andy sortait avec une jeune institutrice, Halleigh Robinson, qui avait été ma voisine quand j’habitais le meublé de Sam.
Ce soir-là, Andy avait un secret à me confier et une faveur à me demander.
— Écoute, elle va commander le poulet-frites, m’a-t-il annoncé.
J’ai jeté un coup d’œil vers leur table pour réassurer que Halleigh ne pouvait pas nous entendre. Elle nous tournait le dos. Parfait.
— Quand tu lui serviras ses frites, poursuivit-il, arrange-toi pour qu’elle trouve ça caché dedans.
Il m’a fourré une petite boîte de velours noir dans la main. Il y avait un billet de dix dollars avec.
— Bien sûr, Andy. Pas de problème.
— Merci, Sookie.
Pour une fois, il m’a souri. Un sourire tout simple, naturel et... terriblement angoissé.
Andy avait vu juste : Halleigh a bien pris le poulet-frites.
— Tu me mettras une « grande frites » sur celui-là, ai-je lancé au nouveau cuistot en passant la commande en cuisine.
Je voulais un bon camouflage. Planté devant le gril, le nouveau cuistot en question s’est retourné et m’a lancé un regard noir. On avait eu toute une série de cuisiniers, Chez Merlotte : des femmes, des hommes, de tous les âges, de toutes les couleurs et de toutes les orientations sexuelles. On avait même eu un vampire, une fois. Celui du moment se trouvait être une Noire d’un certain âge nommée Callie Collins et dotée d’un bel embonpoint. En fait, elle était si replète que je me demandais comment elle faisait pour rester des heures debout devant ses fourneaux.
— Une grande frites ? a-t-elle braillé. Sûrement pas. Les gens ont une grande frites quand ils paient pour, pas quand c’est des amis à toi.
— Ils ont payé le supplément, ai-je menti pour éviter une explication à travers le passe-plat, d’autant que les clients les plus proches auraient pu entendre.
Je préférais encore prélever un dollar sur mes pourboires pour le mettre dans la caisse. Quels qu’aient été nos différends, je ne voulais que du bien à Andy et à sa jeune institutrice. Quiconque s’apprêtait à devenir la petite-fille par alliance de Caroline Bellefleur forçait le respect... et méritait bien son petit moment fleur bleue.
— Et un poulet-frites, un !
Je me suis précipitée pour récupérer ma commande. Glisser la petite boîte sous les frites n’a pas été aussi simple que je l’avais imaginé. L’opération exigeait quelques manœuvres discrètes. Andy avait-il bien réalisé que le beau velours noir allait devenir tout poisseux de graisse et de sel ? Oh ! Après tout, ce n’était pas mon idée. Si c’était sa façon à lui de jouer les romantiques...
Mon plateau bien en équilibre sur la main droite, je me suis dirigée vers sa table avec impatience (j’avais hâte de voir la réaction de Halleigh) – une impatience si manifeste qu’Andy a dû m’inciter, d’un froncement de sourcils, à recouvrer un visage plus impassible avant de les servir. Il avait déjà une bière devant lui, et Halleigh un verre de vin blanc. Halleigh ne buvait pas beaucoup, comme il sied à une parfaite petite institutrice.
À peine leurs plats posés sur la table, je fis demi-tour, oubliant même de leur demander s’ils avaient besoin d’autre chose, comme toute bonne serveuse qui se respecte. Mais je n’aurais pas pu faire comme si de rien n’était. C’était tout simplement au-dessus de mes forces. Je n’ai d’ailleurs pas résisté à la tentation de les observer d’aussi près que possible, en essayant quand même de ne pas trop me faire remarquer. Andy était sur des charbons ardents, et je pouvais lire dans ses pensées à livre ouvert. Il avait le cerveau en ébullition. Il n’était vraiment pas sûr que Halleigh allait accepter et il passait en revue toutes les objections qu’elle pouvait soulever : le fait qu’il ait dix ans de plus qu’elle, les dangers auxquels l’exposait sa profession...
Je l’ai tout de suite senti, quand elle a découvert la boîte. Bon, d’accord, peut-être que ce n’était pas très sympa de ma part d’écouter aux portes, mentalement parlant, surtout à un moment aussi intime et aussi important pour les intéressés, mais, pour ne rien vous cacher, je ne me suis même pas posé la question, sur le coup. Quoique, d’ordinaire, je me protège plutôt des émissions parasites, j’ai quand même l’habitude d’aller faire un petit tour dans la tête des gens, si je tombe sur quelque chose d’intéressant. Je suis aussi habituée à considérer mes pouvoirs plus comme un handicap que comme une bénédiction. J’imagine donc que, d’une certaine façon, je me sens en droit d’en tirer le peu de distraction qu’ils peuvent m’apporter chaque fois que l’occasion se présente.
J’étais en train de débarrasser la table voisine et je leur tournais le dos. J’étais donc assez près pour les entendre.
Halleigh est restée figée un bon moment.
— Il y a une boîte dans mes frites, a-t-elle finalement soufflé.
Elle avait baissé la voix, de peur d’alerter Sam. Elle n’aurait surtout pas voulu faire de scandale.
— Je sais, a posément répondu Andy. C’est un cadeau.
Elle a tout de suite compris. Dans sa tête, tout s’est brusquement accéléré. Ses pensées se bousculaient.
— Oh, Andy ! a-t-elle lâché dans un murmure.
Elle devait avoir ouvert la boîte. Il m’a fallu faire un gros effort pour ne pas me retourner et regarder avec elle ce qu’il y avait dedans.
— Elle te plaît ?
— Oh, oui ! Elle est magnifique.
— Tu la porteras ?
Long silence. Tout était si embrouillé dans son esprit ! Pendant qu’une moitié criait : « Youpi ! », l’autre nageait en eaux troubles.
— Oui... à une condition, a-t-elle finalement déclaré, avec une lenteur que le pauvre Andy a dû trouver accablante.
J’ai immédiatement perçu sa réaction. Il était sous le choc. Je ne sais pas à quoi il s’attendait, mais certainement pas à ça.
— Mais encore ?
À présent, il ressemblait nettement plus à un flic qu’à un amoureux transi.
— Il faudra que nous ayons notre propre maison.
— Quoi ?
Andy était abasourdi.
— J’ai toujours eu l’impression que tu entendais continuer à vivre dans ta maison de famille, avec ta grand-mère et ta sœur, même une fois marié. C’est une superbe propriété, et ta grand-mère et Portia sont des femmes admirables...
Quel tact ! Bravo, Halleigh !
— Mais je préférerais avoir ma propre maison : un vrai chez-moi, a-t-elle ajouté d’une voix toute douce, me laissant pratiquement béate d’admiration.
Ensuite, j’ai vraiment été obligée de me remuer : j’avais des clients à servir. Pourtant, tandis que je remplissais alternativement les verres, le lave-vaisselle et la caisse enregistreuse, j’ai continué à m’extasier mentalement devant Halleigh : quel courage il lui avait fallu pour faire preuve d’une telle détermination ! Je n’en revenais toujours pas. La propriété des Bellefleur était quand même la plus belle de tout Bon Temps. J’en connaissais plus d’une qui aurait bien donné un, voire deux doigts pour y habiter, surtout depuis que la demeure ancestrale avait été largement restaurée grâce à un fort opportun apport d’argent frais, don d’un mystérieux étranger. En réalité, cet étranger n’était autre que Bill, lequel avait un jour découvert que les trois Bellefleur étaient ses derniers descendants. Se doutant qu’ils n’accepteraient pas d’argent de la part d’un vampire, il avait inventé cette histoire d’héritage d’un mystérieux parent éloigné. Caroline Bellefleur avait sauté sur l’occasion pour retaper la majestueuse demeure décrépite, s’empressant de dépenser cette manne providentielle avec autant de délectation qu’Andy en mettait à avaler un cheeseburger.
Ce dernier m’a d’ailleurs interceptée quelques minutes plus tard, au moment où j’allais servir Sid Matt Lancaster. Le vieil avocat allait devoir attendre un peu plus longtemps son hamburger et ses frites.
— Sookie, il faut que je sache, a dit Andy en m’attrapant par le bras.
Il avait parlé tout bas, mais il n’y en avait pas moins une terrible urgence dans sa voix.
— Que tu saches quoi, Andy ?
Sa fébrilité m’alarmait. Il était tellement tendu !
— Est-ce qu’elle m’aime ?
Dans son esprit, sa démarche frisait l’humiliation. Qu’il en soit arrivé à me demander ça ! Andy était fier. Et c’était aussi pour ça qu’il voulait être rassuré. Il avait besoin d’une garantie, de la certitude que Halleigh ne courait ni après son nom ni après ses biens. En tout cas, pour la maison, il était déjà fixé. Halleigh n’en voulait pas, et il emménagerait dans quelque petit pavillon avec elle... si elle l’aimait vraiment.
Personne ne m’avait jamais demandé un truc pareil. Toute ma vie, je n’avais désiré qu’une seule chose : que les gens me croient, qu’ils aient confiance en moi, qu’ils comprennent ce dont j’étais capable. Et voilà que maintenant, après toutes ces années, je découvrais que, finalement, je n’aimais pas du tout être prise au sérieux. Mais Andy attendait toujours que je lui réponde. Je ne pouvais tout de même pas refuser. Et puis, je savais qu’il ne renoncerait pas : c’était l’un des hommes les plus tenaces que j’aie jamais rencontrés.
— Elle t’aime autant que tu l’aimes.
Il m’a lâché le bras, et j’ai poursuivi mon chemin vers la table de Sid Matt Lancaster. Quand j’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule, Andy me regardait toujours fixement.
Médite un peu ça, Andy Bellefleur ! Voilà ce que j’ai pensé à ce moment-là. Après tout, il ne fallait pas qu’il pose la question, s’il ne voulait pas connaître la réponse.
Quelque chose rôdait autour de chez moi, dans les bois.
Dès mon retour à la maison, je m’étais préparée pour aller au lit. C’est l’un de mes moments préférés de la journée : quand j’enfile ma chemise de nuit. Elle est assez chaude pour que je n’aie pas besoin de robe de chambre. Je me baladais donc avec mon vieux tee-shirt XXL bleu qui m’arrive aux genoux. Je pensais justement à refermer la fenêtre de la cuisine. On n’était quand même qu’en mars, et il commençait à faire frais. Tout en faisant la vaisselle, j’écoutais grenouilles et insectes chanter en chœur dans la nuit. Mais soudain, tout ce joyeux tapage s’était tu, comme étouffé.
Je me suis figée, les mains plongées dans l’eau savonneuse. J’ai eu beau scruter l’obscurité, je n’ai rien vu de bizarre. Brusquement, j’ai réalisé que je faisais une cible idéale, plantée ainsi devant la fenêtre ouverte. La cour était éclairée par le poteau électrique, mais au-delà du rideau d’arbres noirs qui encerclaient la clairière, les bois n’étaient qu’une masse ténébreuse, immobile et silencieuse.
Il y avait une présence dehors. J’ai fermé les yeux et « déplié mes antennes » pour essayer de capter une activité cérébrale quelconque. J’en ai effectivement perçu une. Mais le signal n’était pas assez clair pour que je puisse l’identifier.
J’ai envisagé de téléphoner à Bill, mais je l’avais déjà appelé quand je me sentais en danger, par le passé, et je ne voulais pas que ça devienne une habitude. Hé ! Peut-être que mon rôdeur nocturne n’était autre que Bill lui-même, justement ? Il se baladait parfois dans les bois, la nuit, et il lui arrivait de venir s’assurer que tout allait bien pour moi, de temps à autre. J’ai lancé au téléphone accroché au mur un regard de candidate au régime reluquant une religieuse au chocolat. J’avais un nouveau téléphone sans fil. Je pouvais le prendre, me retrancher dans ma chambre et appeler Bill en un clin d’œil, puisque j’avais enregistré son numéro dans mon répertoire...
Mais s’il était chez lui, il se précipiterait aussitôt chez moi. Il percevrait ce coup de fil comme l’appel à l’aide d’une pauvre Sookie désemparée – « Oh ! Bill, je t’en prie, sauve-moi ! Si un vampire grand et fort comme toi ne vient pas à mon secours, je suis perdue ! »
Finalement, j’ai bien été obligée d’admettre que ce qui rôdait dans les bois n’était pas Bill et que je le savais parfaitement, pour la bonne raison que j’avais capté une signature mentale. S’il s’était agi d’un vampire, je n’aurais rien perçu du tout. Par deux fois seulement, il m’était arrivé d’attraper au vol une furtive étincelle psychique provenant du cerveau d’un vampire, et ça m’avait fait l’effet d’une décharge électrique.
Et juste à côté de ce fichu téléphone se trouvait la porte de derrière... qui n’était pas verrouillée.
A la seconde où je m’en suis rendu compte, plus rien au monde n’aurait pu me retenir devant mon évier. Je me suis ruée sur la véranda pour actionner le loquet de la porte vitrée, avant de retourner d’un bond dans la cuisine pour fermer à clé la grosse porte en bois sur laquelle j’avais fait mettre, en plus du verrou, une chaîne de sécurité.
Je me suis adossée à l’épais battant après l’avoir dûment verrouillé. Je savais mieux que quiconque à quel point portes et serrures étaient inutiles. Pour un vampire, aucune barrière physique n’existait (pour peu qu’on l’ait autorisé à entrer au préalable). Pour un loup-garou, les portes représentaient quand même un obstacle, mais pas très longtemps : avec leur force incroyable, les lycanthropes pouvaient aller où bon leur semblait. Il en était plus ou moins de même pour les autres changelings.
Pourquoi ne laissais-je donc pas ma maison grande ouverte, puisqu’on pouvait entrer chez moi comme dans un moulin ?
Mais je me sentais quand même drôlement mieux maintenant que deux portes verrouillées se dressaient entre moi et ce qui se trouvait dans les bois. Je savais que la porte d’entrée était fermée à clé et verrouillée parce que je ne l’avais pas ouverte depuis des jours – je ne reçois pas souvent de visites, et j’ai l’habitude d’entrer et de sortir par la porte de derrière.
Je suis retournée à pas de loup vers la fenêtre, que j’ai fermée. J’ai tiré les rideaux aussi. J’avais désormais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour assurer ma sécurité. Je me suis donc remise à faire la vaisselle. J’ai mouillé le devant de mon tee-shirt parce que j’ai dû m’appuyer contre le bord de l’évier pour empêcher mes jambes de trembler. Mais je me suis forcée à continuer jusqu’à ce que toute la vaisselle soit dans l’égouttoir et que l’évier soit vide et propre.
Ensuite, j’ai de nouveau tendu l’oreille. Un même silence pesant régnait dans les bois alentour. Mais j’ai eu beau mobiliser tous mes sens (sixième compris), me concentrer au maximum, aucun signal, si ténu soit-il, n’est venu m’alerter. L’empreinte mentale que j’avais perçue avait disparu.
Je suis restée assise dans la cuisine un moment, toujours aux aguets. Puis je me suis obligée à reprendre mon petit train-train quotidien. Quand je suis allée me brosser les dents, mon cœur s’était remis à battre normalement, et lorsque je me suis couchée, j’étais presque parvenue à me persuader qu’il ne s’était rien passé.
J’avais éteint ma lampe de chevet depuis peu quand grenouilles et insectes ont repris leur concert. Bercée par leur chant, j’ai fini par m’endormir.